Interview de Pablo Bustinduy, responsable international de Podemos par Sophie Rauszer
Podemos, Syriza et Sinn Féin est devenu le trio de gagnants dans la bouche de leurs responsables respectifs. Pour votre jeune parti, est-ce la délimitation d’une alliance stratégique au niveau européen ?
Nous sommes en pleine phase de construction d’un appareil international en un temps réduit et sous de fortes pressions. Les partis traditionnels ont en général des parrainages hérités, fruit d’une longue histoire, et recherchent dans chaque pays leurs interlocuteurs les plus proches selon une logique d’identités. Nous, nous construisons pour le moment nos relations internationales comme des séries d’interventions pratiques pour échanger des outils, des expériences, des compétences politiques, tout en cherchant des espaces de confluence, d’accumulation, de construction commune. Nous cherchons à accumuler la force nécessaire pour intervenir dans une bataille décisive qui se donne avant tout en termes narratifs: comment va-t-on formuler, gérer, socialiser la phase post-austérité, une fois que ce paradigme de la gouvernance économique européenne peut enfin être mis en cause et qu’il s’agit d’avancer dans le travail de définition et de construction d’alternatives. Ce travail, nous devons être en mesure de l’encadrer, de l’expliquer, de prendre l’initiative, faute de rester en spectateurs d’un temps accéléré qui va redéfinir fondamentalement l’Europe.
La convention sur la dette que ces trois partis demandent au niveau européen est donc un exemple concret de votre méthode pour changer les termes du débat politique ? Mais cette initiative n’est pas-t-elle pas uniquement performative finalement, comme une menace envoyée à Bruxelles ?
C’est en partie performatif, et on ne comprend pas la politique sans considérer cet aspect fondateur qui est la capacité de disputer et définir les termes, les catégories, les dynamiques qui sont au centre de la scène, cette capacité hégémonique de nommer ce dont on parle, qui définit l’horizon des possibles. Ces derniers mois, Syriza, le Sinn Féin et nous avons déjà bouleversé des éléments de langage, le tabou autour de la question de la dette, présenté jusque-là comme un sujet technique, dépourvu de politique, relevant du TINA (There Is No Alternative de Tchatcher-NDLR). Or, en ce moment même Barack Obama s’est emparé du sujet en demandant à l’UE d’être plus souple sur la dette grecque afin de permettre la croissance. C’est un bouleversement dans les termes du débat public: maintenant, ce que nous disions depuis le début est au centre même de la scène. C’est les autres qui doivent expliquer ce qu’ils veulent faire avec la dette, puisque maintenant une grande partie de la population sait que la dette, il faut d’abord savoir d’où elle vient, quelle est sa logique et son origine, puisque dans ces conditions, on ne peut pas la payer.
Mais ça ne vous dérange pas que les mêmes qui parlent aujourd’hui de la dette n’ont rien fait pour changer la donne hier ?
La sortie de Barack Obama, c’est un exemple-type de ce dont je parle. Le gauchiste se précipite pour dénoncer l’hypocrisie du président Américain alors que c’est justement ce geste, mettre en avant les contradictions de l’adversaire, qui ouvre un espace politique, qui donne une marge de manœuvre. La gauche a tendance à s’auto-marginaliser dans ces débats au nom d’une soi-disant cohérence idéologique qui révèle une certaine impuissance, une tendance narcissique; en réalité, c’est une mauvaise analyse historique, c’est un péché mortel pour un marxiste. On voit dans la gauche une sorte de compétition pour savoir qui est le véritable partenaire de Syriza, des gens qui disent: « c’est nous les plus proches depuis le début », mais la question n’est pas là. Il s’agit d’élargir, pas de se renfermer; il s’agit de montrer comment ce qu’on dit est au centre même des aspirations des gens, de devenir un instrument pour changer leurs vies et d’être reconnu comme tel. Il ne s’agit pas d’avoir raison, mais de pouvoir mettre cette raison au service d’un vrai changement des structures économiques, politiques et sociales qui forment une constellation de pouvoir.
Ce qui est en jeu ici ce n’est pas l’identité, ni la pureté, ni l’avenir de la gauche mais le sort de la démocratie en Europe.
Mais il n’y a donc que ce trio des trois forces espagnole, grecque et irlandaise pour vous en Europe ?
Pas du tout, et le sort même de notre projet dépendra de la capacité, encore une fois, d’élargir l’emprise de cette influence. Les expériences grecque, irlandaise et espagnole sont aujourd’hui les espaces constitués les plus avancés pour cela, mais nous croyons qu’il s’agit à peine d’un commencement. Nous ne cherchons pas à constituer un front unique sur toutes les questions. Nous cherchons à accumuler des forces là où le paradigme austéritaire a des failles, là où il est plus faible et contradictoire. Il est clair aujourd’hui que la France et l’Italie constituent -encore une fois!- un terrain de jeu décisif pour l’avenir de l’Europe.
Au niveau international, quels sont vos alliés ? En Amérique, vous avez fait il y a peu la tournée des pays progressistes d’Amérique latine, quelle est votre position sur les États-Unis?
Nous avons trois axes clairs dans la construction de nos relations internationales. Au niveau européen, d’abord, nous défendons un nouvel européisme démocratique qui interprète l’état de choses en fonction d’une contradiction croissante entre la démocratie et l’austérité, confrontées dans un équilibre impossible. Deuxièmement, nous travaillons dans un rapport stratégique avec l’Amérique latine, un continent qui sera sans doute clé dans la conformation d’un nouvel internationalisme démocratique pour lequel l’Espagne est sans doute dans une position privilégiée. Troisièmement, nous prêtons une grande attention à la situation des États-Unis, puissance globale qui vit un moment historique très particulier. La position hégémonique des États-Unis issue de la guerre froide est en transformation, traversée par des tensions profondes, des changements démographiques et sociologiques, des tendances et des possibilités nouvelles. Les analyses à gauche ont malheureusement tendance à être superficielles sur le pays. On ne comprend pas le scénario global (et les échecs d’une Union Européenne qui fait preuve dans sa politique étrangère d’impuissance et d’absence d’autonomie) sans comprendre la logique de ces changements.
Que pensez-vous à ce propos de la politique de l’Union vis-à-vis de la Russie ?
Le rapport de l’Union avec la Russie est un échec, il est dépourvu d’une vision géopolitique cohérente, il est en plus inefficace par rapport à ses objectifs déclarés. Être un critique véhément des dérives autoritaires, des restrictions des libertés civiles, des conséquences néfastes des privatisations que connaît la Russie depuis ces dernières 25 ans, tout cela ne veut pas dire être anti-Russe. Ni avec Poutine, ni contre la Russie: voilà un espace politique qui est systématiquement passé sous silence par la Grande Coalition qui gouverne l’Europe.
Les médias vous reprochent souvent de ne pas avoir de programme sur l’Europe. Que leur répondez-vous ?
Les médias nous reprochent de ne pas avoir un programme sur rien, alors qu’on n’arrête pas d’analyser et de proposer. Nous sommes évidemment très critiques de l’architecture de l’UE et des carences démocratiques dont font constamment preuve ses institutions. Mais le vrai problème aujourd’hui n’est même pas dans le contenu des Traités, la question n’est pas de déclarer ce qui est évident, c’est à dire qu’il faut imposer le contrôle démocratique de ces institutions, particulièrement la BCE et la Commission européenne. L’essentiel est qu’on vit un moment politique exceptionnel en Europe. Le paradigme de la gouvernance austéritaire est remis en cause à cause de ses propres échecs. Toutes les reformes, la traduction concrète en termes politiques, ne viendra pas d’un dessin idéal (cela n’a jamais été le cas), mais d’une négociation sur les règles du jeu au niveau macro-économique. C’est là où la logique du changement va se définir, et c’est là où nous devons faire peser une puissance démocratique, constituante, visant à changer la donne des rapports de force qui gouvernent le continent.
Mais concrètement, ce n’est pas parce que vous pourriez avoir fin 2015 un gouvernement Podemos à la table du Conseil aux côtés de Syriza que vous pourrez bloquer des lois édictées par la Commission européenne. Et la majorité au Parlement européen demeure de droite. Vous devrez désobéir aux lois européennes ?
Nous sommes conscients du fait que notre marge d’action, on le voit dans le cas grec, reste pour l’instant très restreinte. Mais il y a des symptômes qui indiquent que le paysage est en mouvement. Il suffit de regarder la situation en Espagne, en Italie, en France, au Royaume-Uni, où des systèmes de partis qu’on jugeait très stables sont aujourd’hui secoués par de fortes tensions, même si certaines nous déplaisent fortement. Nous avons une marge d’action et si ce n’est pas nous, si nous n’articulons pas les forces de l’indignation, du rejet de l’ordre donné, dans un sens clairement progressiste, on sait que la place ne va pas rester vide, que cet espace généré par l’effondrement du projet social-démocrate, par cette alternance systémique d’un centre-droit et un centre-gauche qui ont sombré dans l’identité austéritaire, sera occupé par des forces autoritaires, xénophobes, préfascistes. Les équilibres des forces tels qu’on l’a connu dans l’Europe de l’austérité ne vont pas perdurer. Le sort de l’Europe ne va pas se jouer dans les équilibres donnés dans le pouvoir constitué.
Les élections en Andalousie, première communauté autonome à voter, ne pourraient elle pas porter un premier coup à votre irrésistible montée dans les sondages actuels ? Des sondages donnent la candidate Podemos aux alentours de 15% contre 29% au niveau national, tandis qu’Izquierda Unida (IU) pourrait faire 10%.
L’Andalousie est un terrain politique très particulier. C’est le dernier fief du PSOE, qui gouverne depuis 30 ans appuyé sur un très fort réseau clientéliste. IU y fait également un score plus élevé que dans le reste du pays mais leur pacte de gouvernement avec les socialistes pourrait leur causer du tort dans les urnes. En Andalousie, Podemos va mobiliser le même discours et la même attitude qu’au national: on ne comprend pas Podemos sans comprendre une certaine volonté, une certaine éthique de la victoire. Nous avons dit depuis le début: nous pouvons gagner, il faut terminer avec cette mélancolie tragique dont nous avons hérité. Nous avons beaucoup plus de force que ce que nous pensons: il s’agit de la mettre en action. C’est ce qu’on va montrer aussi en Andalousie, j’en suis convaincu.
Mais IU et vous êtes sur la même liste à Madrid. Quelle place revêt la capitale dans les élections locales à venir ? Ne craignez-vous pas d’être touché par les problèmes internes d’IU localement ?
Les problèmes internes d’IU ne nous concernent pas, c’est une autre organisation et nous n’en avons rien à dire. Nous essayons de proposer nos propres termes pour l’action politique et c’est ce que nous sommes en train de faire à Madrid aussi: appliquer les résolutions issues de notre Assemblée Constituante. Nous avions décidé qu’aux municipales nous allions construire des candidatures d’unité populaire, incluant des profils très divers, sur la base de notre méthode et de nos critères globaux : des primaires ouvertes pour les listes électorales; un financement de campagne transparent, sans emprunts bancaires; un programme participatif; la limitation des salaires des élus; la révocabilité des sièges… Tous ceux qui acceptent ces termes, qui veulent participer de ce projet tel comme il est posé, sont les bienvenus: on ne demande sa carte à personne, mais il n’y a pas d’autres partis là-dedans, ce n’est pas une coalition ou un front, c’est un projet de construction populaire dans des termes complètement nouveaux. Dans les élections pour la communauté madrilène, c’est Podemos qui se présente. Nous pouvons récupérer la région après 25 ans de gouvernance néolibérale.
Tu as parlé de révocabilité des élus, c’est un thème important pour le Mouvement pour la 6ème République en France. Peux-tu nous en dire plus ?
Commençons déjà en interne. À Podemos, il suffit de 20% des inscrits de chaque assemblée citoyenne pour révoquer n’importe quelle personne de son poste en interne. Mais la révocabilité, pour nous, ce n’est pas un élément isolé. Nous ne croyons pas à cette idée libérale selon laquelle ce sont des mécanismes légaux qui vont favoriser, par eux-mêmes, le contrôle démocratique du pouvoir. Ces mesures se comprennent seulement dans un cadre plus large, d’élargissement de la participation, de l’exercice des droits politiques, qui pointe vers la construction d’une « institutionnalité » populaire et démocratique d’un genre nouveau. C’est ça la mission que nous nous posons, celle qui est peut-être la plus difficile à expliquer et à comprendre: un projet de construction démocratique conçue pas simplement comme un système de gouvernement ou un régime électoral, mais aussi comme la condition même de la citoyenneté, de ce sujet collectif qui décide politiquement et souverainement de son propre sort.
Sophie Rauszer